Je souhaiterais dissiper le soupçon comme qui dirait qu'un antiphilosophe comme moi, "quelque part", ne serait rien d'autre qu'un philosophe qui se cache, voire s'ignore ! Qu'il me soit permis d'évoquer pour ça un souvenir, tant qu'il est encore frais.
Voici : j'étais jeune alors, plutôt oisif, j'étais étudiant et j'habitais une jolie ville de province en grande partie peuplée de gens qui me ressemblaient.
Un ensemble de matières aussi dissemblables que l'allemand et l'anglais figuraient au programme de mes études. Je me préparais ainsi un cervelle "baroque" ; en revanche, j'estimai à vue d'œil, dès la "rentrée", que la variété des types humains et féminins qui composaient ma classe était un peu réduite ; je résistai aussi longtemps que je pus aux avances d'une grande blonde aux yeux bleus, très musclée, prénommée Gwendoline, avec des tresses bien sûr, par pur respect humain de ma part ; qu'est-ce qu'on peut être con quand on a dix-sept ans !… mais c'est une autre histoire.
Mon esprit, disons "positif", et mon humour, plutôt épais, je dois l'admettre, me valaient d'écoper de sales notes en philosophie. Il faut dire aussi que l'exercice de la dissertation est un exercice assez schématique en soi, alors si vous l'appliquez à une matière aussi subtile que la philosophie, c'est à tomber la tête la première dans le néant ! Conçoit-on l'ennui que serait une dissertation de mathématiques !? Oui ? eh bien cette approximation permet à ceux qui n'ont jamais composé de dissertation de philosophie de s'en faire une idée assez exacte. Pour ceux qui ne seraient pas convaincus, même en mathématiques on ne se gêne pas pour faire des approximations.
Dans une telle impasse, qu'auriez-vous fait, à ma place ? Moi, j'ai nié la philosophie en bloc ; face à un prof de philo, ça m'a paru la meilleure tactique. Dès l'introduction, j'écrivis que, les plus grands philosophes, dès qu'ils furent assez grands et vaccinés, s'empressèrent de se débarrasser du costume ridicule et démodé de philosophe, pour en revêtir un autre ; qui celui d'historien, d'économiste, de poète ou de prophète - tout sauf philosophe ! Ensuite, puisqu'il faut bien meubler, je racontai mes dernières vacances d'été, assaisonnées de galipettes un peu fictives, imitant J.-J. Rousseau - ou Voltaire, en tâchant de les présenter comme étant "universelles". C'était déjà un lieu commun dépassé à l'époque de voir en Voltaire un philosophe confortablement assis ; ses ennemis le dépeignaient plutôt comme un habile négrier, ses amis comme un poète, un artiste véritable ; on s'accordait seulement sur son intelligence ; si Voltaire revenait aujourd'hui, il présenterait plutôt le "Journal de 20 heures", un job dans ce genre, car "philosophe" ça n'a plus tout à fait le même cachet ; les philosophes sont sur des sièges éjectables. Ça serait le seul présentateur du JT à écrire lui-même le texte de son prompteur, sans fautes de français, et tout le monde attendrait avec impatience l'heure du JT.
En vain. Mon professeur lissa ses moustaches en me rendant ma copie ; elles avaient poussé de la même manière que Nitche à cacher sa bouche et attraper toutes les miettes au passage de chaque morceau, ce qui trahit un esprit peu pragmatique ; il hocha la tête en signe de réflexion, mais s'entêta à me prescrire la lecture de tout un tas de penseurs polonais, danois ou allemands, « o-bli-ga-toires ».
Ma bête noire, ma tête de Turc, je me rappelle que c'était Kant, Emmanuel Kant. Un esprit positif, au sens de réfractaire, voit vite à quel point la notoriété de Kant est largement usurpée, un signe des temps.
Dans une époque où les demi-savants font la loi, Kant peut passer pour un esprit fort, et encore, il y a beaucoup de conformisme dans l'attitude de ceux qui éprouvent de la commisération vis-à-vis des "raisons" de Kant. Devant des savants entiers, Kant passerait pour un demi-habile, au mieux, le genre qui admet sans trop se poser de questions que l'homme descend du singe - est-ce que vous me suivez ? En France, au XVIIIe siècle, à peu de distance de Molière, nul doute qu'on eût jeté des tomates à la figure de Kant ! Un gugusse qui prétend éliminer Dieu de ses calculs, sous prétexte qu'on ne peut pas prouver son existence, si ce gugusse ne croit pas en Dieu lui-même, qu'Il n'a pas de réalité assez concrète pour lui, passe encore, on peut l'admettre, aussi étrange et bestiale que cette incrédulité puisse paraître. Mais, car il y a un mais, si ce gugusse croit lui-même en Dieu, comme c'est le cas de Kant, son raisonnement ressemble à un gag, au petit film des frères Lumière, l'"Arroseur arrosé".
On est en devoir d'émettre un sérieux doute sur la santé mentale de Kant si l'on est véritablement athée ou véritablement chrétien ; il n'y a que des crétins pour se sentir "obligés" vis-à-vis de Kant - les crétins, une espèce que l'évolution sociale semble nettement favoriser en ce moment.
Je sentis que mon professeur n'était pas loin d'éprouver les mêmes sentiments, mais je ne les formulai pas assez poliment pour qu'il me donnât la moyenne.
Donc, si je n'avais pas grignoté, ici ou là, dans le droit fiscal ou dans les déclinaisons allemandes, quelques notions utiles, je crois que je serais mort d'anémie intellectuelle avant la fin de l'année scolaire. Par chance, vers le mois d'avril, un événement se produisit qui allait changer le cours de mes études. Mon prof de philo, à mesure qu'il voyait que jamais je ne saurais jongler avec des concepts, des chiffres, des valeurs, des bilans, etc., me prédisait un avenir de plus en plus sombre, une absence de réussite sociale totale. C'est alors qu'ému par mon cas, il fit quelque chose que sa morale de professeur de philosophie réprouvait vivement : il m'autorisa à étudier le philosophe de MON choix et à le lui présenter dans un exposé AUSSI PEU didactique que possible. Par patriotisme, et vu que je suis Normand, j'élus d'emblée le plus grand philosophe normand, celui qu'on surnomme communément par chez moi le "viking", ou encore le "menhir" de la pensée", j'ai nommé le fort, le doux Alphonse Allais. Je n'eus ensuite pas beaucoup d'efforts à faire : Allais a tant de souffle, il est si saillant, si ponctué, voire croustillant, acide ou amer en fonction de l'horaire des marées, en un mot il a un tel don d'ubiquité, que mon professeur fut bouleversé à la lecture de mon compte-rendu synthétique. Je n'avais pas fait autre chose que recopier deux pages du "maître", en fait, afin de ne pas trahir sa pensée, désireux qu'elle parût au regard de mon professeur dans toute sa complexité.
De ce choc, il résulta un changement immédiat pour moi : mon professeur me dispensa pour le reste de l'année d'assister à son cours de philosophie. Ainsi j'eus le loisir de m'initier à la natation dans une piscine olympique, natation dont je suis toujours adepte, et qui me procure sagesse et humidité.
Je n'ai pas de nouvelles depuis, de mon professeur de philosophie, vous savez ce que c'est, la vie désunit parfois ce qu'elle a unit mystérieusement, les desseins du Très-Haut sont impénétrables, etc. Je l'ai perdu de vue mais reste persuadé d'un truc, c'est que s'il vit encore aujourd'hui, s'il n'a pas sombré dans la folie, et cette moustache en forme de râteau était une signe avant-coureur, c'est que chaque semaine, au moins, il lit, deux pages d'Alphonse Allais.
Commentaires
Rimbaud disait "on n'est pas sérieux"...
Merci pour les précisions techniques sur les "liens cachés" — qui n'ont rien à voir, si j'ai bien compris, avec les liaisons interlopes.
Comme vous savez, Rose, l'internet ne serait pas ce qu'il est sans le sexe, et si vous entendiez "interlope" au sens d'"extra-salope", je craindrais de devoir vous démentir, car tout est plus ou moins lié.
Au fait, j'espère que vos neveux ne sont pas au courant que vous êtes ici ?
Allais, je vous embrasse, Rose. Vous n'avez que Vialatte, vous, mais ce n'est déjà pas si mal.
T'aurais adoré notre ancien ministre de l'Education: Lapin, il avait transformé le département de la philosophie et sciences sociales en département de sciences religieuses et l'a expédié la plupart des étudiants en Arabie Saoudite..
En tout cas, j'ai dévoré ton test, I loved it.
Ma première mesure en tant que ministre (d'ouverture) de l'Éducation nationale, Gretel, serait de supprimer l'enseignement de la philosophie en terminale et de la remplacer par un cours de natation ; et en tant que ministre de l'Intérieur d'affecter les flics de la pensée, Finkielkraut, BHL et Onfray, à la circulation.
Je te trouve insultant pour les keufs qui font la circulation, qui sont sobres et économes de leurs gestes et leurs paroles et savent ce qu'ils font ce qui n'est pas vraiment le cas des trois précités ! Ceci dit je précise que je ne suis qu'un piéton de Paris et un usager de la télé à l'insu de mon plein gré comme disait l'inoubliable Richard Virenque.
Tu me fais un peu penser à Boris Vian avec son mépris pour la philo et les temps modernes
Entre les gesticulations de BHL et les recroquevillements de F., on pourra craindre un certain désordre aux carrefours !
Peut-être, votre prof s'est-il noyé.
Me flatte pas tant, Gretel, je te suis déjà tout acquis. Ah oui, je voulais vous demander à toutes les deux, puisque vous êtes là, vous êtes "créationnistes", j'espère, et pas deux vilaines babouines "évolutionnistes", hein ? (C'est pour un test.)
Qu'elle serait votre première mesure en tant que ministre de la culture?
Je suis trop peu raisonnable pour etre évolutionniste, Lapin
Céationnistes , héhé : branchez nous la-dessus , svp ,
Garenne , vous allez exploser les posts , et notre
plaisir ! Allez , un bon geste , pour une fois ...
Je ne réponds plus à vos tests, vous donnez pas les résultats, c'est pas du juste !
La question me dépasse je crois. Je crois en un Dieu créateur, mais savoir s'il a fait marcher des singes à quatre puis deux pattes ou s'il a pris de la glaise, tout ça, pfff. Même le prothalle de la fougère m'intéresse davantage. Contrairement à ce que je croyais à dix-sept ans, on ne peut pas s'intéresser vraiment à tout dans l'existence.
Et les trucs en -iste, pas ma tasse de thé.
Chaque fois que j'ai eu un ouvrage de Kant dans les mains, il en est tombé. Mais je me demande, ne vaudrait-il pas mieux que je sache exactement ce qu'il y a dedans plutôt que de me contenter de penser que c'est vain et malhonnête?
- Pas "vain et malhonnête", plutôt "inutile et incertain", Cadichon.
- Nadine, le dernier que j'ai entendu dire ça, "les trucs en -iste", c'est pas ma tasse de thé, c'était Alain Duhamel ; j'ai la réponse à mon test.
Le nabot qui se tortille tout le temps sur sa chaise et qui vote Bayrou ? vous savez s'il est évolutionniste ou créationniste ? vous en savez des choses !
Bon, cela dit, cet après-midi au zoo devant le cul violacé des babouins je me sentais vraiment créationniste, je reconnais, hin hin. Si on pouvait descendre de la grue ou de la girafe ça me conviendrait mieux ! ou même du lapin, tiens.
Il vaut mieux n'avoir aucune idée comme vous, Nadine, plutôt que de souscrire aux théories néo-darwiniennes sans les connaître.
Un Lapinos, c'est ce qu'il y a de plus dangereux pour la pensée. Ses attitudes de "libre penseur", sa désinvolture, son immense culture, tendent à nous faire croire qu'il a toujours raison. Mais sa probité est complètement écrasée par sa vanité.
Lapinos joue au chrétien, au créationiste, à l'anti-philosophe, etc., mais dans le fond c'est vraiment n'importe quoi. De mon point de vue, en tous cas, c'est grotesque. Grotesque, mais quand même rigolo...